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Amechanon, Vol. I / 2016-2018, ISSN: 2459-2846
Photographie 38
Nous l’ignorions et l’un des passants engageant la conversation, nous l’apprenait:
construire des objets en forme de bateau, à partir de matériaux de récupération, vieux
bidons, morceaux de tôle, boîtes de carton, etc., est une pratique courante et traditionnelle
à Leros; elle est de surcroît liée à la mémoire de la guerre, et notre passant, un homme âgé,
se souvenait comment enfant on pouvait récupérer même un simple éclat d’obus et
improviser une voile pour façonner ces sculptures tout à la fois jouets et bibelots. Elles
portent même un nom, nous apprenait-il: on les appelle des «kourita», terme signifiant
espoir! Nous allions le vérifier lors de notre prochaine rencontre avec les élèves: tous
connaissent ce nom. Quand nous leur avons annoncé sur la terrasse de la pension Atlazia
une sculpture du vaisseau fantôme avait pris place, bon nombre d’entre eux le savaient
déjà, et d’autres comptaient bien s’y rendre au plus vite sur leur vélo.
En découvrant grâce à notre passant ce rituel des elipida, Yves Henri et moi-même avions
eu alors une même pensée: nous avions tous deux en tête le film de René Clément, Jeux
interdits, et le rituel des deux enfants pris dans la tourmente et les tragédies de la guerre,
préservant néanmoins l’innocence de leur enfance dans un étrange cérémoniel, une sorte
d’installation faite de l’accumulation des croix dérobées aux cimetières voisins, une
«performance» où le jeu apprivoise la mort. Nous ne pouvions pas ne pas avoir cette
pensée: la dernière exposition de Yves Henri, avant que commence l’aventure des
Naufragés éphémères, avait trouvé une part essentielle de son inspiration dans le film de
René Clément. Elle s’intitulait: Quand je serai grand je mourrirai (sic!).
Ce qui ne cesse de m’étonner, dans l’aventure artistique, c’est peut-être bien d’abord cette
densité de sens qui s’accroît à mesure que l’aventure se développe d’elle-même; cette
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