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Amechanon, Vol. I / 2016-2018, ISSN: 2459-2846



                   toujours disponible de la grande bâche liquide et aérienne. L’eau, l’air, en premier lieu - et

                   la terre en relation avec l’eau. Et puis situer l’errance comme un présent qui ne passe pas,
                   suspendu entre passé (la mémoire, les souvenirs) et avenir (l’horizon, le là-bas, à la fois
                   tentateur - l’échappée, l’aventure, l’infiniment recommencé - et effrayant - l’inconnu, le

                   danger, la perte du «chez soi», de l’habiter...).


                   Ensuite, ensuite seulement, nous pourrions prendre le temps d’une vue d’ensemble de

                   cette aventure de la création partagée, avec en son centre la grande sculpture du Vaisseau
                   fantôme de Leros qui avait déjà commencé à prendre forme sous la tente de l’ONU, et dans

                   son sillage, pour l’accompagner, une armada composée de la multiplicité de ce vaisseau
                   fantôme que chacun porte en soi, et auquel chacun aura donné forme; une armada qui

                   peut-être serait un moment confiée à cette mer qui enserre l’île, une armada peut-être
                   chargée de la mémoire silencieuse dont chacun se libère quand il regarde l’horizon. Mais

                   pour qui et pourquoi? Pour s’en débarrasser? Pour livrer le meilleur de soi-même? Pour bâtir
                   un autre monde? Pour que survivent nos souvenirs?


                   Timidement, précautionneusement, mais avec gravité, à demi voix, beaucoup à un moment
                   finir par dire ce que tous avaient plus que jamais en tête et dans le cœur : le sort de ces

                   réfugiés qui avaient affronté les flots et étaient venus déposer leur vie et leur destin sur les
                   côtes de Leros.



                                                   Une catharsis, alors?


                   Je ne suis assurément pas le seul à me souvenir de cet élève de la classe de première du lycée de

                   Platanos: crevant de la tête la surface agitée de la grande bâche de plastique sous laquelle lui-même
                   et ses camarades se tenaient, sortant des flots, il associait à ce geste deux mots comme l’avers et le
                   revers d’une même pièce: «espoir», et «liberté». Et nous avions nécessairement en tête, Yves Henri

                   et moi-même, comme Elena Pentziki, qui nous accueillait avec ses élèves, les dessins d’enfants que
                   nous avions découverts lors de notre venue en main 2016: occupant tous les murs de la grande
                   rotonde à ciel ouvert et à l’allée couverte de l’école de Lakki, pas un ou presque qui ne dise ce dont
                   on ne semblait vouloir parler qu’à voix basse et demi-mots: les réfugiés, la mer dangereuse, les

                   embarcations fragiles, les enfants en danger, mais aussi l’accueil, les mains tendues, l’espoir.

                          Alain Kerlan, «Eléments d’une philosophie de l’insularité», Revue Klesis, à paraître (Extraits)






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