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Amechanon, Vol. I / 2016-2018, ISSN: 2459-2846



                   direction, elle est institutionnalisée par la création des Lebensborn et des lois favorisant les
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                   naissances «aryennes» .

                   La Shoah trouve un éclairage plus terrible encore quand on a à l’esprit ce qui la prépare: ce
                   n’est pas un déchaînement de haine contre les Juifs, mais l’affirmation radicale du principe
                                                                      267
                   de la vie «indigne d’être vécue, lebensunwerten Leben» . La «dignité» ici affirmée n’a rien
                   évidemment d’éthique. Le nazisme, comme discours totalitaire a pour technique, on le sait,

                   la perversion de la langue commune de l’héritage culturel européen, de l’humanisme lui-
                   même. «La vie digne d’être vécue» est la définition que donne Socrate de la vie éthique,

                   par laquelle l’homme doit se concentrer sur le principe du juste et du vrai s’il veut vivre
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                   conformément à sa plus haute destination , mais on se souvient aussi du retournement
                   de «Jedem das seine: à chacun son dû», devise platonicienne de la justice devenue le slogan
                   qui marque l’entrée de Buchenwald, et enfin de «Arbeit macht frei, le travail libère», formule

                   hégélienne de l’émancipation du serviteur, qui orne l’accès d’Auschwitz.

                   Une  «vie  digne»,  pour  l’idéologie  nazie,  est  une  vie  nue,  au  sens  de  Benjamin,  dont  la

                   souveraineté se manifeste sur toutes les autres par l’excellence, à la fois de son origine
                   raciale, mais aussi de sa capacité à préserver sa force reproductrice, au service völkisch, au
                   service  de  la  communauté  entendue  comme  groupe  purement  biologique.  Les  vies

                   «indignes» sont, non seulement inutiles mais parasites et dangereuses, par leur puissance

                   de nuisance et de contamination. Leur élimination est alors extra-éthique, c’est un ressort
                   de la lutte pour la survie de la race supérieure. Telle est l’essence de la théorie raciale mise
                   en pratique dans l’espace politique de la souveraineté. Le racisme ne se borne jamais à

                   affirmer l’inégalité des hommes mais ouvre toujours la voie vers son affirmation concrète :

                   en renforçant les inégalités par un sort et un traitement sociaux d’exclusion de tout ce qui
                   contribue à constituer une vie politique, au sens où l’entend Hannah Arendt: l’éducation,

                   la  liberté  politique,  parce  qu’il  concentre  l’énergie  des  plus  inégaux  sur  les  tâches


                   266   Ainsi  la  peine  de  mort  punit  l’avortement  d’une  femme  «aryenne»,  lorsque  dans  le  même
                   moment on stérilise au sein des «races inférieures»: illégale depuis 1933, la pratique de l’avortement
                   est légalisée a posteriori dans le cas d’une indication eugénique, Broszat, M,  Zur Geschichte von
                   Rassenhygiene, Eugenik und öffentlichen Gesundheitwesen während der Zeit des Nationalsocialismus
                   (manuscrit), Munich: 1984.

                   267  La question de la «destruction des vies indignes d’être vécues» est posée dès 1920 par un juriste
                   allemand, Karl Binding, Ternon, Y., «L’Aktion T4», dans: Revue d’Histoire de la Shoah, n°199, Octobre
                   2013.

                   268  Moreau, D., Éducation et théorie morale, Paris: Vrin, 2011.



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