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Amechanon, Vol. I / 2016-2018, ISSN: 2459-2846



                   Troisième point: On contestera difficilement que la recherche philosophique de la vérité
                   et de la sagesse, et l’histoire des idées (des doctrines, des problèmes et des concepts) que

                   cette  recherche  a  occasionné,  s’accompagne  d’un  enjeu  fondamental  d’éducation:
                   éducation des disciples par leurs maîtres, et éducation des philosophes par eux-mêmes. Ce

                   que la philosophie peut apporter à l’éducation, c’est une certaine position des problèmes.
                   Dans le contexte qui nous occupe ici, je propose de reprendre la question spinoziste, mise

                   à l’honneur par Deleuze (Spinoza, philosophie pratique): «Que peut le corps?». Et s’il est
                   vrai que les problèmes se transforment les uns dans les autres, ce sera d’une manière un

                   peu différente. Spinoza disait «personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir
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                   du corps» . Si on le sait aujourd’hui beaucoup mieux grâce aux progrès scientifiques, la
                   question nous laisse néanmoins encore assez perplexes, et d’autant plus que les définitions
                   du  «corps»  varient  considérablement  selon  les  cadres  théoriques  (le  cerveau  des

                   neurobiologistes  n’est  pas  le  «corps-propre»  des  phénoménologues,  ni  «l’image

                   inconsciente du corps» des psychanalystes).

                   Pour  faire  court,  on  se  contentera  de  dire  la  chose  suivante:  modifions  la  position  du
                   problème, et voyons ce que cela implique. La question est non pas «que doit-on enseigner

                   et comment?» mais «que peut le corps?». La première formulation renvoie les éducateurs
                   à  un  formulaire  de  réponses  disponibles  (il  n’en  manque  pas).  La  seconde  introduit  la

                   perplexité  et  l’incertitude  et  renvoie  à  la  nécessité  d’une  enquête.  C’est  une  position
                   radicale. Partir non pas des recommandations transcendantes de l’institution d’État, mais

                   des effets immanents de l’expérience. On ne sait pas ce que peut le corps (son pouvoir de
                   pâtir et d’agir), et plus largement ce que peuvent les corps (dans leurs rencontres entre

                   eux), il faut donc expérimenter. Ajoutons expérimenter tous azimuts.

                   Par exemple, et pour choisir une pratique réputée intellectuelle plus que corporelle: s’agit-

                   il d’apprendre à écrire? La question n’est pas: «que faut-il enseigner?» mais (selon ton degré
                   de puissance, selon ton pouvoir d’affecter et d’être affecté et dans tel agencement) «que

                   peux-tu dans ton rapport à ce langage qu’est l’écriture»? Il s’agit d’un rapport socialisé, et,
                   selon ma proposition, coopérativement socialisé, de sorte qu’écrire se manifeste comme

                   affect  d’écriture.  L’éducateur  est  alors  invité  à  favoriser  les  conditions  d’une
                   expérimentation permettant de vérifier ce que chacun peut, ce qui suppose une pratique


                   8   Spinoza, B., Éthique III,  prop.  2  scolie,  dans:  Spinoza,  B.,  L’Éthique, trad.  par  Misrahi,  R.,  Paris:
                   Presses Universitaires de France, 1994.




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