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Amechanon, Vol. I / 2016-2018, ISSN: 2459-2846



                   c’est cette confiance en sa propre intelligence qui est le résultat d’une formation éthique,
                   d’une  pratique  métamorphique  de  soi,  que  l’École  seule  peut-être  peut  contribuer  à

                   construire. En vertu de la double peine – mais c’est là l’effet politique qui en est attendu –
                   celui qui échoue se résigne à son échec parce qu’il n’a pas le «talent» pour continuer à se

                   former tout au long de sa vie, et consent aux décisions de ceux qui gouvernent sa vie parce
                   qu’il n’a pas su «mériter une vie digne» par ses efforts et son travail à l’école, seuls aptes

                   lui  avait-on  promis,  à  transformer  son  destin  social.  Cette  arme-là  est  constituée  par
                   l’éthique professionnelle des enseignants, orientée dans un projet d’émancipation de soi

                   et d’autrui.


                   La deuxième arme contre le racisme est la mise en œuvre concrète de la parrhésia, du

                   discours de vérité sur les inégalités dans le fonctionnement quotidien de la classe, dans les
                   pratiques pédagogiques, par ce que l’on pourrait appeler avec Rancière, une subjectivation

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                   politique   qui  s’opère  en  trois  phases:  le  refus  de  l’identité  fixée  par  un  autre,  la
                   transformation de cette identité en prenant momentanément la place de cet autre, et enfin

                   la déprise de soi pour la métamorphose d’un soi inassignable. Cette seconde arme paraît
                   contradictoire avec la première, qui refusait de «voir» des identités originaires. Il ne s’agit

                   pas  ici  de  «voir»,  donc  de  classer,  mais  d’ouvrir  des  pratiques  collectives  de  vie
                   démocratique dans la classe, de vie politique au sens d’Arendt, grâce auxquelles les élèves

                   ne  sont  plus  exposées  à  la  vie  nue  biologique  à  laquelle  ils  semblent  prédestinés
                   (blanc/noir, homme/femme, malade /bien-portant, sportif/chétif, etc.) mais accèdent à la

                   possibilité  de  faire  valoir  leurs  droits  à  être,  comme  n’importe  qui,  n’importe  qui.
                   L’éducation à la citoyenneté n’est pas la contemplation d’un ordre transcendant qui sépare

                   ceux qui sont appelés providentiellement à gouverner de ceux à qui l’on ne demande que
                   de  gouverner  leurs  affects  contre  les  premiers.  Car  l’écart  est  ténu  qui  fait  que  ce

                   gouvernement des affects contre ceux qui se sont rendus inaccessibles se compense par

                   un débordement de la haine contre ceux qui semblent convoiter la maigre place qu’ils se
                                                                      278
                   sont  vu  attribuer  pour  survivre  au  sein  de  la  vie  nue .  Il  faut  penser  l’éducation  à  la
                   citoyenneté comme une pratique quotidienne de la vérification de l’égalité en vue de sa

                   propre  émancipation  hors  de  son  destin.  La  citoyenneté  excède  alors  la  pure

                   contemplation du statut juridique de l’État. La singularité ne se construit pas dans le culte


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                      Rancière, J., Aux bords du politique, Paris: Gallimard, 1998.

                   278  Lévi, P., Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. par Maugé, A., Paris:
                   Gallimard, 1989.



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